Jean-Paul Delevoye ou le 4ème étage de la tension



Ce qui arrive à ce brave Jean-Paul Delevoye est symptomatique de l'extrême tension qui règne autour de la réforme des régimes de retraites.
Je viens de publier, sur le blog du Centre Européen de la Négociation, un post sur la gestion des émotions en négociation. 

A lire ici.

Ce qui arrive à Jean-Paul Delevoye est caractéristique de ce qui se passe au 4ème étage de l'escalade émotionnelle. Cet étage est celui de la "volonté de nuire". 

A cet étage, le sommet de la tension qui existe dans une négociation, les parties prenantes confondent les problèmes à régler et les personnes, les attaques personnelles fusent, parfois, comme nous l'avions vu chez Air France, les chemises des DRH sont arrachées !

Jean-Paul Delevoye n'a pas eu de chemise déchirée pour l'instant, mais le moins que nous puissions dire, c'est que la foule lui a taillé un sacré costard !!

Il a le bon goût de ne rejeter la faute sur personne et nous pouvons le féliciter d'avoir autant de sagesse. Mais comme le dit avec ironie mon camarade Eric Naulleau sur son mur Facebook aujourd'hui : "Nous sommes le 15 décembre et Jean-Paul Delevoye est toujours haut-commissaire aux retraites." L'équivalent de la future chemise déchirée sera la démission.

Il est intéressant de se rappeler quelles sont les 3 étapes précédentes, pour ceux qui ne cliqueraient pas sur le lien vers le blog du CEN indiqué plus haut :

- première étape, la tension, tout simplement, car c'est l'ingrédient de base dans une négociation. Une négociation sans tension, bon, c'est une discussion sympa. Dans l'affaire des retraites, on retrouve toutes les caractéristiques de cette tension : la difficulté à s'écouter, la perte de confiance (en soi, en les autres) ressentie par les participants, la désimplication (envie furieuse d'aller voir ailleurs, interlocuteurs qui "débranchent", etc...). Si les parties prenantes ne se disent pas : "bon, c'est normal, c'est une négociation, nous avons du travail", nous risquons fort d'aller à l'étape 2.

- la deuxième étape se caractérise par la montée des incompréhensions : les parties prenantes confondent les faits et leur interprétation, les amalgames commencent à fleurir avec leur cortège de "toujours" ou "jamais" et nous assistons aux premières manifestations de disque rayé : oui, mais... oui, mais..., oui mais... etc... ad nauseam. C'est alors important que les uns se décident à reformuler ce qu'ils comprennent de ce que disent les autres. L'autre jour, dans l'un de ces consternants plateaux dont BFM TV et ses consoeurs ont le secret, je vois le camarade Martinez interdire toute reformulation : "vous n'avez pas le droit de parler à ma place !". Technique manipulatoire bien connue. En effet, la reformulation permettrait de faire baisser la tension. Non mais, il ne manquerait plus que ça ! Pour Philippe Martinez, ses copains et ses émules, ce qui compte c'est la suite.

- la troisième étape est celle de la "guerre de position", riche de ses batailles d'arguments. A ce stade, nous voyons les parties prenantes confondre l'enjeu et les moyens. C'est notamment le problème du gréviste : ma grève vaut-elle la peine ? Le problème des retraites du futur vaut-il que je perde du salaire à Noël ? Car ces guerres de position se caractérisent par des phénomènes d'obstruction, la grève des transports en étant bien sûr l'archétype. C'est aussi l'époque des chantages ("si vous n'abandonnez pas votre projet, il y aura grève à Noël"). 

Pour en sortir, c'est important de se mettre d'accord sur le désaccord (c'est déjà un accord), de nommer le blocage (l'âge pivot rebaptisé âge d'équilibre, le paramétrique !), afin, si possible, de relancer la créativité de chacun, relancer les options. Je ne comprends pas pourquoi pas ce mot, "option", ne figure pas dans le discours d'Edouard Philippe lorsqu'il a abordé le sujet des 64 ans. Une croyance selon laquelle un premier ministre ne doit pas se cantonner à parler d'option ? Une autre croyance selon laquelle ceci n'est pas une négociation mais une concertation ? Ah, vivement que nous nous débarrassions de ce mot de concertation qui veut dire "fausse négociation", et du coup, "vraie grève"...

A ce stade de la tension, chacun regarde ses meilleures solutions à un accord négocié (MESORE ou plan B)... elles ne sont folichonnes ni d'un côté ni de l'autre. Le gouvernement a une procédure législative qu'il va suivre. Les syndicats parient sur "la convergence des luttes"...

- du coup, les parties prenantes grimpent tout en haut, au 4ème et dernier étage, celui de la volonté de nuire. Où l'on confond le problème à régler et la personne avec qui on travaille à le régler, où l'agressivité verbale ou physique prend le dessus (cf les militants CGT qui insultent les conducteurs de bus non grévistes) et où il peut y avoir "passage à l'acte" (comme chez Air France, un must). A ce stade, comme aucune stratégie n'a été gagnante, il est temps de s'arrêter, de revoir sa stratégie, de se faire aider.
Evidemment, sur un sujet de cette ampleur, tout arrêt est une reculade potentielle. Comme nous sommes confrontés à des parties prenantes fortement imbibées d'une culture de la négociation "rapport de forces", il va s'agir pour les uns ou les autres, d'arriver à bâtir une passerelle suffisamment forte pour que chacun puisse aller vers l'autre sans perdre la face. Jean-Paul Delevoye a-t-il une tête de passerelle ?
Suite dans vos journaux préférés !

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