Les négociateurs à la truelle



Les trois plaies

Lorsque j'échange avec des clients sur les bonnes pratiques de négociation, et donc aussi sur les mauvaises, trois personnages ou organisations aux comportements caricaturaux arrivent très vite dans la conversation :

- le premier est Donald Trump. D'abord parce que lorsqu'on est entre Français, dire du mal d'un Américain ne gêne pas grand monde. En plus Donald Trump a osé écrire "l'Art de la Négociation". Enfin il a osé c'est sûr, écrire c'est moins sûr. Lisez "Le Feu et la Fureur" pour prendre toute la mesure de ce qui se passe à Washington. Si j'en crois Michael Wolff, l'auteur de ce brûlot, déjà le Donald ne sait pas lire, alors écrire... Après nous avoir brandi le feu nucléaire possible, le voilà qui se rengorge à l'idée de déclencher une guerre commerciale. Bon, je ne m'en fais pas, quelques petits tweets au saut du lit et tout cela passera. Ce Président est une catastrophe, ses électeurs finiront eux aussi par s'en rendre compte. Ayons confiance en l'humanité.

- les seconds sont les Centres Leclerc. Michel-Edouard Leclerc a plutôt bonne presse et son blog fait partie de mes bonnes lectures. Mais les acheteurs de la centrale sont des caricatures de négociateurs, plutôt du genre bandit de grand chemin. En termes d'image de marque, je trouve cela catastrophique. Comme dirait le héros des publicités Lidl : "on est mal, c'est sûr, on est mal".

- les troisièmes sont chez Bouygues. Les rois de la truelle ne font pas dans la dentelle quand il s'agit de négocier. Bouygues est le seul client que j'ai jamais vu qui refuse de régler une facture et en même temps menace de poursuites pénales son fournisseur. C'est une très vieille histoire, j'étais très jeune, je me souviens leur avoir ri au nez. Après, j'ai moins ri mais ce ne fut pas trop grave quand même, un simple marchandage de tapis qui m'a rappelé mes séjours à Amman.

TF1 contre Canal+ : les maçons contre les petits marquis

L'actualité confirme que les Bouygues Boys sont toujours aussi délicats et printaniers, des artistes. Dans le cas qui occupe le devant de la scène du moment, il s'agit des Bouygues Boys cathodiques, les chevaliers du Minorange TF1, bref les descendants de Patrick Le Lay, l'homme qui vendait du temps de cerveau disponible (ce qui est d'ailleurs la définition la plus franche du métier qu'il faisait).

Donc TF1, que n'importe qui peut capter gratuitement pour peu qu'il soit équipé d'un décodeur TNT, veut valoriser moyennant quelques dizaines de millions d'euros de droit de cuissage, les merveilleux contenus qu'il nous offre : ses JTs extraordinaires, ses divertissements haut de gamme, ses séries fabuleuses, que sais-je. Il faut comprendre, semble-t-il, que la pub ne génère plus assez de revenus puisque les clients, pardon les téléspectateurs, que dis-je les publics, se barrent, donc TF1 cherche des revenus pour payer son train de vie.

En face, Canal +, qui dans mon esprit ne vaut pas plus cher moralement, bref les ex-petits marquis de la gauche caviar en déroute, se révoltent et coupent le signal. On se croirait chez Leclerc quand les acheteurs décident de déréférencer Ariel.

Je pense que tout cela va se terminer par un grand marchandage à la mord moi le noeud et rentrera dans l'ordre, où nous constaterons une fois de plus que les matamores pullulent et ne nous font pas progresser d'un iota.

Car le sujet pourrait être intéressant. Je dirai même plus : devrait stimuler la créativité davantage que l'envoi de lettres recommandées.

Quel est le sujet : la transformation radicale de la consommation des médias sous les coups de boutoir du digital.

Que cela soucie TF1, évidemment. Mais je crois que cela peut aussi soucier Canal +, Orange et Free. A des degrés divers et pour des raisons différentes, mais bon, le problème n'est pas réservé à TF1. Donc ces braves gens ont davantage de problèmes en commun que de conflits entre eux.

Le test de réceptivité

Je rappelle les 4 questions clefs à préparer lorsque vous avez une demande à exprimer, un sujet à négocier :
- en quoi ma demande peut-elle créer un avantage à l'autre ? Cela revient à avoir des arguments, cela ne signifie pas qu'ils suffisent.
- en quoi ma demande crée-t-elle des inconvénients à l'autre ? Cela oblige à réfléchir en partant du point de vue d'en face, afin d'éviter les contre-arguments et au contraire rechercher des options qui permettent d'atténuer, voire de faire disparaître le(s) inconvénient(s) en question
- en quoi l'autre a-t-il un avantage à rejeter ma demande ? C'est plus compliqué que de réfléchir aux seuls inconvénients car, bien souvent, ces avantages là sont cachés. C'est le terrain de la négociation avec des gens difficiles
- en quoi l'autre aurait-il un inconvénient à refuser ma demande ? C'est mon plan B. Dans l'affaire TF1 vs Canal+, nous voyons bien le plan B de Canal (couper le signal). TF1 a de son côté une série de sujets : l'accès à MyTF1.fr ? Les chutes spectaculaires d'audience d'émissions phares comme The Voice montrent les limites de l'affaire. La recherche de l'intervention d'un tiers, en l'espèce les pouvoirs publics ? Nous sommes en France. Cela a marché, dans une certaine mesure, pour les réceptions par satellite. L'appel au peuple ? Je suis tombé sur un JT de 13h qui montrait que, dans les campagnes, la France périphérique âgée qui reçoit les chaînes par satellite grognait. Mais ce n'est pas le coeur de clientèle de Canal +

Ces quatre questions constituent ce que nous appelons en négociation raisonnée, le "test de réceptivité". A faire systématiquement, par chacun, pour être en mesure de mener votre négociation en étant centré sur le problème à résoudre davantage que sur la recherche obsédante et un tantinet pénible ou vaine, d'un "rapprochement des positions".

Les "concertations" à venir sur les projets de réforme gouvernementaux, et la SNCF en tout premier, nous montrerons à leur tour dans quelle mesure les parties prenantes auront su faire ce test pour se préparer.
J'en profite pour m'insurger une fois de plus sur l'utilisation abusive du terme de "concertation". Pourquoi ne pas plutôt parler de négociation ?

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